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![]() Under the Pink |
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Tentons les Généralités les plus ultimes (carrément) : la faculté la plus intéressante de l’homme n’est pas dans sa capacité à créer l'inimaginable ou à soulever des montagnes. Non, elle est plus banalement dans sa capacité à se remettre en cause, à douter, et à accepter les choses (à commencer par ses erreurs..). En voici une, d’erreur, bien dérisoire mais qui me trottait dernièrement par rapport à l’actualité (j’y reviendrai plus tard), une erreur directement liée au journal de bord écrit précédemment. J’y disais entre deux trois bavardages que l’éclat de Giraudoux, auteur que j’avais adoré durant le lycée, avait totalement terni, et que la maturité m’ "aurait" fait apparaître ses limites de style. Quelle erreur, quelle honte! cette façon de balayer –juste pour l’effet!- un lien affectif sans même considérer en quoi il avait été aussi fort (j’ai lu Ondine au moins une dizaine fois, pour ne rien cacher…). N'aurais-je pas pu me dire de façon sensée qu'on ne peut pas avoir ainsi lu toute une Pléiade sans qu’il y ait eu véritablement plus à admirer qu’un simple talent à écrire des dialogues légers et gracieux. Giraudoux devait être plus que ça: quelque chose devait m’échapper, une formule secrète, peut-être même. ![]() Eh bien, cette formulation, cette phrase m’est revenue semaine dernière, et elle pourrait presque se réduire en un seul mot, l’Aurore donc. Non, je ne parle pas du film de Murnau, mais de l’Aurore d’Electre, de l’Electre de Giraudoux, première pièce que j’ai lue de cet auteur. Cette notion qui conclut l’œuvre m’est revenue alors que je lisais 'Métro' ou '20min' dans les transports en commun. La photo du jour : une femme japonaise qui pleure devant les corps de sa famille, pour lesquels elle s’est battue, afin qu’on les exhume des gravas et des décombres du tsunami qui a frappé le Japon. Elle, seule, sans effusion de larmes, se recueille de façon stoïque devant les deux cadavres recouverts sur le bord d’une plage totalement en ruines. Le sous-titre de la photo cherche les mots mais peine à y arriver : décrire ce mélange fragile entre le malheur le plus total et aussi l’infime espoir que l’image peut laisser croire. Dans cette photo qui n’a rien de racoleur ou d’esthétiquement déplacé, il y a l'allégorie d’un peuple capable de rester digne face au néant, capable de le défier aussi en se relevant, en se confrontant aux morts, en leur parlant une dernière fois… L’Aurore, voilà donc le premier mot qui m’est bizarrement venu, alors que justement je n’arrivais pas à me retrouver dans les mots choisis par le sous-titreur. ![]() Aurore, quand on y pense est un drôle de mot : il y a 'or' dedans (ce qu'aura déjà souligné Giraudoux dans son drame Judith avec cette première définition : « le ciel plein de pus et d'or [...] l'aurore comme ils disent.. »), c’est aussi plus prosaïquement l’homonyme d’ « horror » (eh oui ce site s’adresse aux bilingues et à nos amis anglophones! ), ce qui dans mon imaginaire a peut-être conféré au terme une certaine ambivalence. Ce mot en tout cas, dans ce contexte précis, sort tout droit de la conclusion d'Electre de Giraudoux (postérieure à Judith), la plus scolaire de ses pièces (avec la Guerre de Troie..). J’en précise le contexte : Electre par sa soif de justice et de vengeance a commis l’acte irréparable du matricide. En organisant l’assassinat de sa mère par son frère (Oreste, qui a connu bien des déboires, le pauvre, entre cette sœur vengeresse puis Hermione, se servant toutes deux de lui comme d’un pantin meurtier), Electre sait qu’elle va provoquer le malheur et la chute d’Argos. Telle une volonté divine qui passe avant le bien collectif, elle pousse la tragédie et laisse faire le massacre. Si la pièce (en la refeuilletant) présente quelques longueurs (surtout dans les mécaniques de dialogues et d’argumentation d’Electre avec son frère) ou des procédés pas forcément intéressants (les Euménides qui vieillissent à chacune de leur apparition pour finalement devenir adulte et rendre fou Oreste), la fin n’en reste pas moins sublime. Je la résume : elle se situe après le meurtre par Oreste de Clytemnestre et de son amant Egisthe, tous deux asssassin d’Agmamemnon (père d’Electre et d’Oreste donc, ancien époux de Clytemnestre). La ville elle même est en révolte et un incendie se propage. Electre assiste à toute cette désolation, mais sans plus agir, sans rien laisser transparaître de ses états d’âme (si ce n’est une allusion sur sa conscience désormais opaque..). Face à toutes ces pertes provoquées par sa volonté seule, elle arrive à se contenter de la situation : « J’ai mon frère, j’ai la Justice, j’ai tout ». les Euménides, alors devenues toutes trois adultes, lui apparaissent et lui affirment que ce frère aussi, elle l’a perdu à jamais (vu que ces dernières vont le hanter jusqu’à la folie et jusqu’à sa mort). Electre leur répond avec tout son calme et sa résignation: « J’ai la Justice, j’ai tout.. » . Implacable et sans états d'âme. Ces deux phrases m’ont suffisamment marqué pour que je les cite sans avoir besoin de relire l’œuvre. Et la pièce se ferme alors sur un drôle de dialogue, entre un mendiant omniscient et une femme (la femme Narsès – d’ailleurs oublié ce que peut bien être une 'femme Narsès’). Cette dernière, telle le commentateur de la photo du 20minutes (ou de Métro), ne trouve pas les mots pour décrire l'image qui lui fait face, cette sensation, ce malaise qui mêle le 'Bien accompli' avec le malheur qui se propage :
![]() L’Aurore d’Electre donc… C’est une notion qui m’est déjà resurgie par le passé, dans de rares moments, des contextes forts, où je n’ai pas eu tout le recul de bien mesurer une situation (négative) mais que j’ai senti néanmoins que quelque chose (de positif) pouvait encore se produire… C’est une pensée précieuse, que j’ai besoin de garder, qui m’aide à assimiler les choses, à les accepter. Une phrase plus forte que les sirènes religieuses, plus intense que les idiomes moraux. Elle a pour moi son équivalent philosophique (mais moins poétique) dans la formulation de Camus: « Il faut imaginer Sisyphe heureux », qui conclut son essai le Mythe de Sisyphe. Cette phrase tout comme l’Aurore de Giraudoux, ne cherche pas à nous endoctriner à une croyance ou à une autorité, elle nous invite juste à l’acceptation, tout en nous laissant imaginer que les belles choses -« un coin de jour qui se lève » face à Electre, « chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit » que gravit inlassablement Sisyphe... - sont ici et là, même si elles ne nous sont pas forcément apparentes. L’important est de garder à l’esprit que toujours, il y a quelque chose qui se passe…
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