Tori Amos est peut-être ce que Kate Bush aurait dû devenir dans les années 90. Pendant que cette dernière, immense artiste des 80's, s'est égaré dans la world music sans chair, Tori elle a su creuser son propre sillon. Elle s'est affranchie des contingences de production liées au tendance d'une période (les années 90, où les guitares étaient plus mis en avant que les claviers) en faisant du piano son instrument fétiche - car Amos est une grande pianiste.
Le piano pour elle n'est pas là juste pour accompagner, ou prétexte a dessiner de belles harmonies: c'est quelque chose de plus viscérale, une forme de respiration, quelque chose de physique et biologique, de vital donc. Je me souviens d'un ami pianiste qui m'avait confessé que pour lui le piano était un instrument un peu ingrat car dépourvu de sensualité: car contrairement à la guitare, le dispositif du piano fait que ce n'est pas vraiment son corps qui joue (les marteaux jouant les intermédiaires entre les doigts et les cordes...). Eh bien force est de constater que Tori, elle, est le parfait contre-exemple à cette affirmation. Avec elle, le piano devient sensuel, dans cette façon de jouer, de plaquer les accords à contretemps façon épileptique et répétitive à la Keith Jarret. Les notes de Tori deviennent le reflet de ses pensées et surtout de ses montées émotionnelles.
Le piano est pour elle finalement l'amant idéal: il faut voir sa façon de s'asseoir ou de se cambrer quand elle joue (non je ne suis pas en train de m'exciter), c'est ni quelque chose de forcé, ni quelque chose d'indécent, c'est juste unique, et le témoignage que la musique reste l'art le plus fantasmatique, le plus proche de l'acte sexuel...
Under the pink (sous la peau) est dans ce cadre la quintessence du style amosien. Hormis le single Cornflake Girl et quelques échappées rock au beau milieu de morceaux (Past the mission, avec dans les choeurs l'autre amant d'alors -'autre, par rapport au piano, j'entends- Trent 'Nine Inch Nails' Reznor), le piano reste le personnage principal; souvent épaulé par la belle voix aiguë de la chanteuse, il se suffit souvent à lui-même comme le prouvent l'intro d'Icicle ou bien les multiples ponts de Yes, Anastasia.
En fait, s'il fallait faire une analogie, ce serait plutôt du côté d'une française, Véronique Sanson qu'il faudrait écouter: son premier album surtout, Amoureuse, sorti en 72. On y trouve des thématiques similaires teintées de romantisme (dans le cas de la Française, l'amour réfréné par l'absence et l'éloignement, dans celui de l'Américaine, le désir réfréné par l'absence et l'obscurantisme), une façon personnelle de jouer au piano et de mettre cet instrument en tête. Il y a même une autre comparaison amusante: Jeanne Cherral, fan d'Amoureuse (amoureuse d'Amoureuse vais-je oser dire.. hu hu hu..), disait que le summum de l'élégance était atteint quand Sanson attend les dernières secondes de son morceau de fin (Dis-lui de revenir) pour faire intervenir l'orchestre philarmonique. De la même manière, Tori Amos a su attendre et ménager ses effets pour son final: elle conclut son album par Yes, Anastasia (inspiré du destin de la fille du Tsar de Russie Nicolas II), d'abord porté par le piano durant 5 minutes, avant de laisser la place aux cordes et à toute l'orchestration baroque...
Dans les 2 cas, ces chanteuses ont fait preuve de classe et d'élégance dans leur art. Elles n'ont pas abouti à des albums forcément parfaits, mais elles ont néanmoins réussi des albums uniques et tendres, des oeuvres personnelles. Il suffit de se plonger dans les paroles pour comprendre à quel point les sujets tiennent à coeur à Tori Amos, une femme qui a subi des drames forts dans sa vie (victime d'un viol à 21ans) mais qui a su les affronter avec courage: Icicle et toute sa thématique sur la frustration d'une femme, bridée par une éducation trop religieuse et qui cherche des réponses autrement que par la Bible (Tori Amos est fille d'un grand révérend...). Pour ce morceau d'une sensualité et d'une grace folle, Tori Amos combat un des grands fléaux toujours d'actualité (le repli et l'intégrisme religieux) en se masturbant sur son piano. Pas de plus belle façon de lutter qu'on puisse imaginer.... :)
A ne pas manquer: Yes, Anastasia
Icicle
Baker, baker
Cloud on my tongue
Si vous avez aimé, vous avez aussi: Jorane Kate Bush Véronique Samson Nine Inch Nails